PBI : Vous avez intégré le poste de Rapporteur spécial sur la situation des défenseurs des droits de l’Homme il y a peu (en juin 2014). Avez-vous déjà identifié des priorités pour ces prochains mois (par zone géographique ou par thématique) ? Avez-vous des visites-terrain déjà programmées ?

Michel Forst (MF) : J’ai effectivement pris ma fonction le 2 juin 2014. J’ai commencé par vouloir écouter ce que disent les défenseur.e.s. J’ai ainsi organisé une première réunion à Genève, avec à la fois des organisations internationales et des défenseur.e.s qui étaient présents à Genève. L’idée était surtout d’écouter ce que les défenseur.e.s ont à dire depuis le terrain, comment eux voient ce mandat, à quoi il peut leur servir, qu’est-ce qu’on peut dire de la manière dont les défenseur.e.s sont menacés dans certaines régions plus que d’autres, est-ce qu’il y a des tendances régionales, est-ce qu’il y a des groupes qui ont besoin de protection particulière… Il y a des défenseur.e.s qui travaillent sur de nouveaux sujets, qui défrichent des terrains inconnus : l’environnement, les relations avec les entreprises et les femmes défenseures. Avant de décider quoique que ce soit, je ressens surtout le besoin d’écouter les différents acteurs.

En plus d’une deuxième consultation organisée à Bruxelles avec l’Union européenne, j’ai décidé de lancer six consultations continentales sur le terrain pour aller rencontrer ceux qui sont le plus exposés et qui ne participent d’habitude pas aux réunions de haut niveau : en priorité, les défenseurs ruraux, ceux qui sont isolés et à risque. Dans mon prochain rapport pour les Nations unies, que je termine en ce moment, il y aura sans doute quelque chose sur l’impunité, impunité dont malheureusement jouissent les Etats mais aussi les acteurs non étatiques. Il y a vraiment sur ce point-là quelque chose de nouveau à dire. Et puis il y a une question brûlante de par le monde qui est celle de l’absence de mise en œuvre des recommandations et directives. Pourquoi est-ce qu’il y a tant de communications, de lettres envoyées aux gouvernements qui restent sans réponses ?

PBI : Et donc ces six consultations que vous allez faire, c’est maintenant là dans les mois qui viennent ?

MF : Ca commencera au mois de septembre 2014 et se poursuivra en octobre, novembre, janvier, février et mars 2015.  Pour savoir quel défenseur.e.s rencontrer, je me tournerai vers les organisations non gouvernementales, notamment les réseaux régionaux, pour leur demander qui de leur point de vue devrait participer à ces réunions. Je pense qu’Amnesty International, la FIDH, PBI, et d’autres seront à mêmes de dire qui sont les personnes que je dois entendre prioritairement.

PBI : Pourquoi la protection des défenseurs des droits de l’Homme est-elle importante ?

MF : Les défenseur.e.s, qui mènent des actions concrètes de promotion et de défense des droits sont souvent menacés. Quand on promeut les droits de l’Homme et les libertés publiques dans certains Etats, lorsque l’on défend des droits dans d’autres Etats, alors on est perçu comme étant un agitateur, un opposant politique, quelqu’un qui vient perturber un ordre établi, ordre institutionnel étatique mais aussi parfois l’ordre d’acteurs non-étatiques. Je pense aux entreprises, dont les défenseur.e.s bouleversent parfois les plans. Et donc il y a des mesures qui sont décidées par les Etats, par les services secrets, par les forces armées, par les milices armées commandées par les entreprises, pour saper tout ce travail de base que mènent les défenseurs.

PBI : Sachant que PBI travaille en Colombie, au Mexique, au Honduras, au Guatemala et au Kenya, quels sont les principaux défis à relever dans ces pays pour assurer la protection des défenseurs des droits de l’Homme ?

MF : Des pays comme la Colombie ou le Guatemala sont des pays dans lesquels la violence politique, et notamment à l’encontre des défenseur.e.s, est forte. Ce sont des pays dans lesquels il y a sans doute un travail important à accomplir. C’est aussi une des raisons pour lesquelles ces consultations auront une importance particulière ; et ce n’est pas par hasard que l’on a choisi le Guatemala pour organiser la consultation. Et bien sûr, PBI y sera associé. Pour l’Afrique c’est pareil. Au-delà du Kenya que vous avez cité, on pourrait dresser toute une liste de pays, et parfois des pays qu’on pense à priori calmes, et qui sont pourtant des pays dangereux pour les défenseur.e.s qui travaillent sur des sujets particuliers. Je pense notamment aux populations LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transsexuels) par exemple en Ouganda qui sont fortement discriminées, réprimées et même régulièrement violentées.

PBI : Cette année, nous célébrons les 10 ans des Lignes directrices de l’Union européenne concernant la protection des défenseurs des droits de l’Homme. A la fin 2013, la Suisse a elle aussi publié ses Lignes et recommandations. Que pensez-vous de ces outils ? Peuvent-ils être davantage utilisés ou améliorés?

MF : Effectivement, en plus de l’Union européenne, plusieurs pays ont développé des lignes directrices comme la Suisse, l’Irlande et le Mexique. On a eu une réunion à Bruxelles, organisée par les Irlandais, qui portait précisément sur l’anniversaire des 10 ans des Lignes directrices : en quoi ont-elles été efficaces, quelles sont les lacunes identifiées dans leur mise en œuvre…

Une fois de plus, je salue le travail qui a été fait. La volonté de sophistiquer le dispositif, de donner des instructions claires aux ambassadeurs dans les pays concernés quand à l’importance de protéger les défenseurs et défenseuses des droits humains.

Cependant, les défenseur.e.s nous ont souvent dit que les Lignes directrices ne sont pas assez connues et qu’ils-elles ne savent pas comment les utiliser. D’autre part, ces recommandations sont utilisées de manière très différente par les différentes ambassades. Par exemple, un.e défenseur.e n’aura pas la même réaction de la France, de l’Allemagne, des Pays-Bas ou de la Belgique alors qu’il fait référence aux directives de l’Union européenne.

Et cela même si il a été décidé que les Lignes directrices s’appliquaient à tous les pays de l’Union européenne et à toutes les ambassades des pays de l’Union européenne de la même manière : mettre en place un correspondant, aller visiter les défenseurs, participer aux assemblées générales, aller observer les procès, ne pas rester cantonné dans la capitale, aller mettre sa voiture en province devant le bureau d’une organisation pour montrer en fait qu’on lui donne de l’importance, etc.  Dans la pratique beaucoup d’ambassades ne le font pas. Donc il y a un vrai travail à faire de prise de conscience, de meilleure utilisation et application des Lignes directrices. Et dans les consultations que je vais organiser, il y aura un pan qui portera là-dessus. Qu’est-ce que les défenseurs sur le terrain peuvent nous apprendre sur ces Lignes directrices, sur leur utilité et sur leur potentiel?

PBI : Nous avons régulièrement des contacts avec le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme à Genève, notamment lors de visites de défenseur.e.s des droits de l’Homme en Suisse. Comment pouvons-nous rendre ces échanges plus profitables ? En d’autres termes, comment le Haut-commissariat bénéficie d’échanges avec les défenseur.e.s des droits de l’Homme, et inversement, en quoi le Haut-commissariat peut-il être utile aux défenseurs des droits de l’Homme ?

MF : J’ai beaucoup d’estime pour le travail fait par le Haut-commissariat qui accueille concrètement les défenseur.e.s des droits humains. Par exemple, c’est intéressant pour l’équipe Asie de recevoir des défenseur.e.s asiatiques qui sont de passage à Genève. Cela alimente leur travail au niveau du contenu et sensibilise les fonctionnaires sur les multiples facettes et complexités de la réalité du terrain. Quand vous écoutez quelqu’un vous raconter comment il a vécu une situation de violation grave, ça a une valeur inappréciable. Je crois beaucoup à l’idée qu’il faut continuer ces visites, et moi-même je reçois aussi directement beaucoup de défenseur.e.s de passage à Paris parce que j’accorde beaucoup d’importance au récit. Le récit nous apprend beaucoup de choses sur les personnes, ce qui nous permet de mieux comprendre une ou des situations, ce qui nous permet enfin de mieux agir. Mais il est vrai que souvent, de l’extérieur, on a le sentiment que ces visites ne servent à rien parce qu’il n’y a pas de retour ou de suivi. C’est pareil lorsque que PBI envoie des informations aux Nations unies et n’a pas de retour. Il y a quelque chose à revoir dans la procédure. On a une base de données sur les défenseur.e.s des droits de l’homme dans mon équipe à Genève qui est très sophistiquée. Les dossiers sont bien enregistrés, bien classés. On a les réponses également des États (ou l’absence de réponse est aussi enregistrée). Mais il faudrait probablement mieux informer les auteurs des communications que nous avons bien reçu et classé les informations. Il n’y a rien de pire que de se dire « j’ai écrit au Rapporteur spécial et je ne sais pas si mon e-mail a été reçu, s’il a été ouvert, lu, si un numéro lui a été donné et enfin si un suivi sera fait ? Je pense qu’il y a quelque chose en termes de redevabilité qui devrait être changé dans les méthodes de travail du Haut-commissariat, et c’est quelque chose que je vais proposer. Ça implique un peu de bureaucratie interne, mais je crois que c’est important. Idéalement, il faut qu’un.e. défenseur.e qui nous a envoyé une plainte ou un témoignage sache que son dossier a été enregistré et que cela lui permettre de dire à un éventuel agresseur : « Écoutez, une plainte a été enregistrée au Haut-commissariat des droits de l’homme, voilà le numéro de la plainte déposée à Genève tel jour…».

Par ailleurs, nous devons aussi communiquer les bonnes nouvelles ! Des libérations, des améliorations de traitement, l’arrêt des tortures, l’arrêt des menaces sur les familles… Et je pense qu’il y a également un travail d’information à faire en retour, pour montrer que ce flux d’informations sert à quelque chose. C’est désespérant pour les défenseurs et pour les ONG s’ils/elles ne voient pas les effets positifs de ce travail de reporting et d’information. Le Haut-commissariat doit montrer plus clairement que ce travail, cette collaboration, est porteuse d’espoir de changement.

PBI : Vous connaissez le travail de PBI. Pouvez-vous faire une déclaration sur notre travail ?  

MF : En tant que directeur d’Amnesty International, j’ai rencontré des équipes de PBI sur le terrain. L’un de mes collègues directeur de la section d’Amnesty aux Etats-Unis était lui-même un ancien des Brigades de paix internationales, donc je voyais bien et comprenais bien l’utilité du travail avec des exemples très concrets d’accompagnement physique de personnes menacées, dans des réunions publiques, à domicile…Et de mon point de vue, c’est quelque chose qui est irremplaçable. D’autres organisations ont développé d’autres activités complémentaires, mais ce travail pilote, pionnier, qu’a fait PBI est pour moi quelque chose d’exemplaire et qui a permis de sans doute sauver la vie de nombreux défenseur.e.s, syndicalistes, militant.e.s politiques et autres qui étaient menacés, et qui sans la présence à leurs côtés de volontaires de PBI auraient sans doute disparu, auraient été assassinés. J’aimerais que l’on puisse poursuivre les entretiens que l’on a ensemble à Paris, à Genève, et sur le terrain où PBI est présent.

 

Merci Michel Forst pour cet entretien.

PBI vous souhaite du succès dans votre nouveau mandat.

 

Propos recueillis par Manon Cabaup, PBI France

 

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