Isabel Turuy Patzan est maire communautaire et originaire de la communauté El Pilar II, qui se trouve dans la municipalité de San Juan Sacatepéquez, située à une trentaine de kilomètres de la capitale Guatemala. Agé de 32 ans, il est devenu, depuis 2009, le porte-parole des douze communautés de San Juan Sacatepéquez, qui comptent près de 60 000 habitants en majorité mayas kaqchikeles dont 80% vivent de l’agriculture. Isabel est lui même floriculteur, spécialisé dans la production de roses. Lorsqu’on lui demande les raisons pour lesquelles il s’est engagé, Isabel rappelle qu’il s’agit d’une lutte communautaire avant tout.
« Je suis une personne qui n’a pas le niveau universitaire pour faire face à ce problème. A peine ai-je réussi la sixième année du primaire. Mais lorsque j’ai été élu maire communautaire en 2009, je me suis entièrement consacré à ce travail, car il y a une vision collective. Quand je vois les injustices, je pense à toute la génération à venir … Quel avenir vont avoir nos enfants? Tout cela m’intéresse, et je continue à le défendre. Peu importe les conséquences. Je me suis habitué à la diffamation. Les membres de la communauté sont très solidaires. Un leader sans peuple ce n’est pas du leadership, et le combat d’une communauté sans chef est inutile. (…) Notre lutte est une lutte communautaire. Nous ne sommes pas une ONG, nous sommes organisés en communauté. Nous ne recevons pas de salaires, ce qui compte c’est le soutien et la solidarité des gens. »
Douze communautés mayas en lutte depuis 8 ans
Depuis 2006, ces communautés se sont organisées pour résister contre le mégaprojet de construction d’une usine de ciment par l’entreprise Cementos Progreso (cempro). Autorisée par le ministère des Mines et de l’énergie, sans consultation préalable des communautés, cette initiative, dite de « développement », prévoit l’ouverture d’une carrière pour l’exploitation de 36 minéraux ainsi que la construction d’une usine de ciment et d’une route, sur un territoire de 19 km2 se trouvant sur les terres ancestrales des douze communautés.
« Avant 2006, nous vivions en paix, en harmonie. La tranquillité régnait dans les communautés. Il n’y avait pas d’organisation communautaire comme maintenant. Tout a commencé en août 2006, quand nos droits ont été violés. Des gens extérieurs aux communautés sont venus sur nos terres et ont commencé à couper les clôtures et les arbres dans trois des douze communautés : Los Pajoques, El Pilar et Santa Fe Ocaña. Ces dernières ont alors décidé d’organiser une commission pour savoir ce qu’il se passait. (…) Nous avons alors découvert que l’objectif était de réaliser un relevé topographique pour la construction d’une route qui mènerait à la finca San Graviel où serait construite une cimenterie. La communauté Los Pajoques ont alors pris contact avec les membres de la communauté d’El Pilar puis d’autres communautés, et c’est ainsi qu’est née l’organisation communautaire et qu’ont commencé les premières démarches auprès des autorités. Lors de la troisième table ronde, les communautés ont découvert que le maire, qui avait nié l’existence du projet dans un premier temps, avait déjà signé un accord avec l’entreprise Cementos Progresos. De même, les communautés découvrirent qu’une voiture était passée dans les communautés pour « offrir » des arbres en échange d’un formulaire consignant leurs coordonnées. En réalité, ces données ont été utilisées dans le cadre d’une fausse consultation de la population. La consultation demandée par les communautés, prévue le 15 avril, avait été reporté au 13 mai, avant d’être suspendue, sous le prétexte que cela nécessitait un million de quetzales. (…) Les communautés ont alors décidé de réaliser leur propre consultation sans l’aide de la municipalité. Le maire a alors menacé tout ceux qui participerait de les punir par la loi. Nous avions conscience qu’il s’agissait d’un acte d’intimidation et nous avons quand même réalisé la consultation. Sur les 8 950 personnes ayant participé, 8 946 ont voté contre le projet de construction de la cimenterie. Ce fut un rejet total du projet. À l’époque, nous pensions que c’était la solution du problème. Mais la réponse de l’entreprise, du maire, du gouvernement, et du ministère (des mines et de l’énergie) ne s’est pas fait attendre. Les actes de persécution ont alors commencé : les plaintes, les menaces, les appels anonymes, les mandats d’arrêt, … »
Malgré la reconnaissance par la Cour constitutionnelle en 2010 du non respect du principe de la consultation préalable, les travaux de construction ont déjà été initiés et les premiers impacts environnementaux et sanitaires redoutés par les communautés se sont dès lors faits ressentir. Le projet est, en effet, dénoncé par les communautés non seulement pour ces irrégularités procédurales mais aussi pour ces effets néfastes sur la santé et l’environnement. Au-delà de la poussière et du bruit provoqués quotidiennement par les machines, ce sont les effets à plus long terme qui inquiètent le plus les communautés. Celles-ci ont, en effet, découvert que l’entreprise nécessitera près de 900 000 litres d’eau toutes les huit heures. Les machines fonctionnant en permanence, ils craignent que cela n’endommage de manière irréversible les ressources aquifères de la région. Ces mêmes ressources sont indispensables pour l’agriculture, principale activité et source de revenu pour les habitants de la région. Les premières revendications des communautés ont alors émergé devant la nécessité d’obtenir du gouvernement des garanties d’accès à l’eau, à l’agriculture, à la santé, mais aussi une garantie de travail.
« L’étude d’impact environnemental, menée par l’entreprise, précise que celle-ci aura besoin de 2 500 travailleurs lors de la phase de construction, puis seulement 250 pour la suite. Il n’y a donc aucune garantie de travail pour nous. Comme il n’y a pas non plus de garantie pour l’agriculture, qui est notre moyen de survie, c’est un sujet de préoccupation pour nous. Toujours selon l’analyse, les 250 emplois prévus seront pour une main-d’œuvre qualifiée, ce que nous ne sommes pas. Nous n’avons pas d’architectes, d’électriciens ou d’ingénieurs au sein de nos communautés. En ce moment, la cimenterie est en cours de construction et c’est une société allemande qui a été sous-traitée pour cela. Nous regrettons que seul 5% des membres de la communauté soit employé par l’entreprise. Ces derniers ne participent pas à la construction de la cimenterie. Ils surveillent les machines, travaillent de nuit … La société profite de la faible qualification des communautés, de leur ignorance. C’est inquiétant. »
Les communautés se battent, par ailleurs, pour le respect des pratiques religieuses. Installée sur trois lieux sacrés mayas (el cerro Machun, el calvario, et el pozo vivo), l’entreprise en a privatisé les accès, empêchant les membres des communautés de pouvoir s’y rendre.
« Depuis des décennies, nos ancêtres ont grandi sur ces terres, ils apportaient leurs offrandes et organisaient des cérémonies mayas. L’entreprise a désormais privatisé le libre accès aux lieux saints, nous ne pouvons plus aller et venir librement. Nous avons demandé au ministère de la Culture et des sports de déclarer ces sites comme appartenant au patrimoine culturel immatériel, mais sans résultat. L’entreprise nous a dit qu’elle nous laisserait passer si nous payons un droit d’entrée. En plus de cela, elle nous oblige à parcourir 4 km de plus pour faire le tour et accéder à nos lieux saints. »
La criminalisation de la protestation des communautés
Devant l’inaction de l’Etat à défendre leurs droits, les communautés se sont structurées en organisation communautaire dans le but de résoudre le conflit par la voie de la discussion. Lorsque l’entreprise a abandonné la table des négociations, c’est à travers des marches et autres actes pacifiques qu’elles ont poursuivi leur résistance. Cependant, la réponse des autorités s’est résumée à criminaliser cette protestation sociale, dans le but d’intimider et de dissuader les membres des communautés.
« Les menaces ont pris des formes différentes ; certains d’entre nous ont été agressés physiquement par la police, l’armée mais aussi par les promoteurs de la cimenterie. Nous avons déposé des plaintes, mais en vain. Nous avons également reçu de nombreuses menaces par des textos et des appels provenant de numéros anonymes. On ne se sent pas libre de se promener dans la rue. Par exemple, pour aller au centre ville de San Juan, je ne me sens pas bien, je me fais contrôler, on me suit, on me prend en photos… Ils harcèlent les gens pour que ces derniers quittent leur maison (…). Pour ma part, j’ai entre trois et quatre plaintes contre moi, en raison de mon activité en tant que défenseur des droits de l’Homme. Je ne sais pas ce qui m’est reproché parce que nous n’avons pas accès aux dossiers. C’est ainsi pour toutes les plaintes. Nous n’avons pas accès aux dossiers. Il y a une extrême partialité du ministère public en faveur de la cimenterie. Récemment, j’étais à un événement à Guatemala, des personnes m’ont pris en photos et les ont fait circuler sur les réseaux sociaux en disant que j’étais un terroriste. Ce type de diffamation implique également PBI, et de nombreuses autres ONG. »
Depuis le début de la crise, 86 membres de ces communautés ont fait l’objet de plaintes pénales. En juin 2008, l’état d’exception a été déclaré dans la région pendant une quinzaine de jours et de nombreux abus de la part des militaires ont alors été observés : violences à l’égard des femmes, arrestation d’une quarantaine de membres, …
« Le 22 juin 2008, l’État a déclaré un état d’exception dans la région. Ils ont militarisé la zone, pillé nos voisins, forcé les gens à nourrir l’armée et la police. La situation était difficile. L’état d’exception a duré 15 jours, au cours desquels 43 de nos camarades ont été capturés. Ils ont passé 40 jours en prison, avant d’être libérés car il n’y avait pas de preuves contre eux. (…) Le 14 décembre, la police et l’armée sont revenues alors que nous étions réunis pour une assemblée communautaire qui avait pour but de récolter de l’argent pour payer la caution d’un membre de la communauté qui avait été emprisonné. Ils ont dit que nous commettions un délit en bloquant la route et ont commencé à nous menacer, à soulever les chemisiers des femmes pour voir si elles avaient des armes,… Nous nous sommes défendus. Ils ont alors lancés des gaz lacrymogènes et arrêtés 17 d’entre nous. Ces derniers ont passé Noël en prison. »
Aujourd’hui, cinq membres sont toujours en prison, en attente d’une condamnation souvent disproportionnée. L’un d’entre eux a récemment été condamné à 150 ans de prison. Parallèlement, les autorités mènent une véritable campagne de diffamation à leur encontre, dans le but de décrédibiliser la légitimité de leur combat.
« On nous accuse de pratiquer des actes de terrorisme, de dynamiter des ponts, de produire des bombes, … nous sommes également accusés de coercition, d’association illicite, de tentative d’assassinat, dans le but de criminaliser notre lutte, qui pourtant reste pacifique ».
En novembre de l’année dernière, un membre des communautés s’est rendu à Washington pour déposer une plainte contre la criminalisation de la protestation sociale devant la Commission interaméricaine des droits de l’Homme. « Nous espérons une réponse favorable », nous avoue Isabel.
Le rôle de la communauté internationale
Dans ce contexte d’insécurité physique mais également juridique, PBI réalise un travail d’accompagnement depuis 2009.
« Lorsque la lutte a commencé, nous n’avions pas de contact avec les organisations de soutien et d’accompagnement. En 2009, nous avons appris qu’il y avait un bureau de PBI au Guatemala, qui réalise des missions d’accompagnement auprès des défenseurs des droits de l’Homme. Nous avons alors demandé le soutien des brigades de la paix, que nous avons reçu jusqu’à présent. Cet accompagnement a renforcé la lutte des communautés. Parce qu’en voyant la présence de la communauté internationale à nos côtés, les gens comprennent que nous ne sommes pas seuls, que la communauté internationale sait que nos droits sont violés, et comment se comportent la justice et le gouvernement avec nous… Cela nous a beaucoup servi. »
Après avoir épuisé tous les recours légaux possibles au Guatemala, c’est désormais auprès de la communauté internationale que les douze communautés ont porté leurs espoirs. C’est pour cette raison, celle de sensibiliser la communauté internationale sur un conflit récurrent au Guatemala, qu’Isabel a décidé de participer au forum européen et de mener une tournée en Europe.
« L’objectif de cette tournée et de ma présence au forum européen auquel j’ai été invité est de démentir toute la campagne de dénigrement faite à notre encontre, afin que les gens connaissent la vérité au sujet de notre lutte. Nous souhaiterions que la communauté internationale fasse une déclaration publique, et qu’elle participe aux audiences qui se déroulent devant les tribunaux, pour constater comment celles-ci sont suspendues. Nous espérons également une solidarité à l’égard des défenseurs, à San Juan Sacatepéquez comme dans le reste du Guatemala, puisque notre lutte est similaire à celle de bon nombre de communautés, comme Santa Cruz Varias Huehuetenango, La Puya, Santa Maria Xalapan, San Miguel Istahuacan, ou encore Poloxic. Notre lutte en est une parmi d’autres. Au Guatemala, tout est concédé, que ce soit les mines, l’énergie, l’hydroélectricité, la monoculture … »
Anaïs Lallemant