13 octobre 2014

Madame la Baronne Catherine Ashton,
Haute-représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité

Madame Federica Mogherini,
Désignée comme Haute-représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité

 

Madame la Baronne Ashton,

Madame Mogherini,

Les organisations signataires de cette lettre vous écrivent pour vous exprimer leur profonde inquiétude au regard des récents événements violents qui se sont déroulés dans l’Etat de Guerrero au Mexique.

Dans la nuit du 26 septembre, 80 étudiants de l’école Normale rurale Raul Isidro Burgos d’Ayotzinapa ont quitté la ville d’Iguala, où ils avaient effectué des actions de collecte de fonds durant l’après-midi. Ils se dirigeaient à bord de plusieurs bus vers Chilpancingo, la capitale de l’Etat de Guerrero. Leurs bus ont été interceptés par des patrouilles d’officiers de la police municipale mexicaine ; ces derniers ont ouvert le feu sur les bus sans discernement ni avertissement, blessant gravement un des étudiants. Suite à la fusillade, plus de 20 étudiants ont été arrêtés et incarcérés par la police. Ils demeurent introuvables aujourd’hui (1). En plus de cette vingtaine d'étudiants, au moins 20 autres ont disparus durant les événements violents de cette même nuit, et pour le moment 43 étudiants sont portés disparus.

Quelques heures après, certains étudiants s’étaient réunis sur le lieu de la première attaque pour faire état de l’incident à des journalistes, quand un groupe d’hommes armés en civil a ouvert le feu sur la foule. La fusillade aurait duré plusieurs minutes et tué deux étudiants. La foule s’est rapidement dispersée dans la confusion et le chaos provoqués par cette fusillade, et il est difficile de dire comment les étudiants ont pu fuir la scène.

Deux autres événements violents dirigés contre un autre groupe d’étudiants, probablement confondus avec des étudiants d’Ayotzinapa, ont été perpétrés cette nuit-là par des policiers municipaux et des personnes armées non identifiées. Le jour suivant, le 27 septembre, le corps d’un autre étudiant, révélant des signes de torture a été retrouvé dans la rue. Ses yeux et sa peau avaient été arrachés.

En conséquence de ces quatre événements violents ayant eu lieu séparément mais néanmoins liés, six personnes ont été tuées, 20 autres blessées et 43 étudiants d’Ayotzinapa sont portés disparus.

En réponse à ces violences, 22 policiers municipaux ont été arrêtés et des opérations de fouille ont été lancées pour essayer de retrouver les disparus. A ce jour, les enquêtes menées par le Procureur général de l’Etat de Guerrero et le Procureur général fédéral ont clairement démontré les collusions entre la police municipale et le crime organisé. Le Procureur général de l’Etat de Guerrero a reconnu publiquement cette collusion. Dans le cadre de ces enquêtes, au moins neuf fosses communes ont été découvertes près d’Iguala.

Au moins 28 corps ont été retrouvés. Cependant, dans la mesure où ils ont été calcinés, des analyses médico-légales doivent être menées afin d'identifier les corps. Il n'est pas encore possible de dire si ces corps sont ceux des étudiants enlevés. A la demande des représentants des proches des victimes, des experts judiciaires internationaux indépendants assistent le processus d'identification et le bureau fédéral du Procureur général a pris en charge l'enquête.

Cependant, d'après les organisations, le travail des experts judiciaires, demandé par les familles des victimes, a été entravé par les pouvoirs publics, notamment en ce qui concerne l'accès aux lieux où se trouvent les fosses communes. Les organisations et les défenseurs des droits humains ont dénoncé l’inefficacité des enquêtes menées jusqu'alors, causée par deux principaux facteurs. Le travail des services de renseignements, essentiel au déroulement de l'enquête qui aurait dû précéder le rassemblement des preuves sur le lieu du crime, n'a pas été mené à bien. Par ailleurs, ni les informations fournies par les membres de la police incarcérés, ni le fonctionnement des organisations criminelles de la région n'ont été analysés de manière approfondie. Afin d'éviter d'éventuels actes de représailles contre des étudiants de l'Etat de Guerrero, contre les familles des victimes qui demandent justice ou contre des défenseurs des droits humains impliqués dans l'affaire, la Commission interaméricaine des droits de l'Homme a émis des mesures conservatoires exhortant l’État mexicain à protéger ces personnes et à retrouver les 43 disparus (2).

Ces meurtres et disparitions se produisent dans un contexte d'impunité généralisée. En décembre 2011, des membres de la police fédérale et nationale ont échappé à toute poursuite pour les meurtres de deux étudiants d'Ayotzinapa ainsi que la torture et les mauvais traitements infligés à 20 autres étudiants. En mai 2013, sept leaders sociaux ont été enlevés et trois d'entre eux assassinés à Iguala. Malgré l'existence de preuves qui soulignaient l'implication du Maire d'Iguala dans les assassinats, l'enquête aurait été clôturée en mai 2014. Les autorités mexicaines n'ont pas permis à la justice de faire son travail dans ces deux cas. Il est donc essentiel que ces récents évènements donnent lieu à des poursuites judiciaires, conformément au droit international en vigueur, afin de garantir que des faits similaires ne se reproduisent plus.

Depuis 2000, les relations bilatérales entre l'Union européenne et le Mexique sont régies par un accord global basé sur les principes démocratiques et le respect des droits de l'Homme. L'accord inclut en effet une clause démocratique, la première du genre pour un traité concernant l'Union européenne et l'Amérique latine (3). Avec l'adoption du Cadre stratégique de l'Union européenne en matière de droits de l'Homme et de démocratie en juin 2012, l'UE s'est engagée à « placer les droits humains au centre de ses relations avec tout Etat tiers, incluant ses partenaires stratégiques » et à « peser de tout son poids pour plaider en faveur de la liberté, la démocratie et les droits humains à travers le monde ». Les évènements récents à Guerrero sont des violations extrêmement graves des droits de l'Homme et posent de très sérieux problèmes en matière d'impunité, de collusion entre policiers et bandes de criminels organisés, et d'usage excessif de la force. Ils doivent absolument être traités dans le cadre des relations stratégiques entre l'Union européenne et le Mexique, à travers les instruments qui existent à cet effet.

Les organisations signataires se félicitent de la déclaration récente de la représentation de l'Union européenne au Mexique. Au vu de la gravité de la situation, nous appelons cependant la Haute Représentante à prendre publiquement position, et à fermement condamner les incidents précédemment évoqués, ainsi qu'à porter immédiatement à l'attention des autorités mexicaines les demandes suivantes :

- Prendre immédiatement toutes les mesures nécessaires pour localiser les personnes disparues de force depuis que les incidents précités se sont produits.

- Garantir l'intégrité physique et psychologique des étudiants, de leurs familles et des défenseurs de droits de l'Homme et organisations impliqués dans ces cas, qui sont particulièrement menacés du fait de leur combat pour la justice.

- Assurer qu'une enquête rapide, impartiale et complète soit menée, conformément aux standards du droit international, permettant de traduire en justice les responsables.

De plus, nous exhortons la représentation de l'Union européenne au Mexique ainsi que toutes les ambassades des Etats membres présents au Mexique à :

- Supporter publiquement et reconnaître l'importance des défenseurs des droits de l'Homme et leurs familles dans leur combat pour la justice à travers un usage en ce sens des médias, visites ou rencontres. Rendre compte de ces actions à l'Union européenne en exprimant des recommandations concernant le suivi qui doit en être fait.

- Surveiller de près la suite des évènements à travers le Dialogue de Haut-niveau pour les droits de l'Homme et autres formes de correspondance avec le ministère des Affaires étrangères mexicain, afin de s'assurer que ces incidents ne restent pas impunis. Établir des indicateurs concrets et des mécanismes effectifs de suivi des accords passés, permettant à la société civile d'y prendre part. Les résultats devront être exposés lors du prochain Dialogue de Haut-niveau.

 

Sincères salutations,

 

CIFCA – Initiative de Copenhague pour l’Amérique centrale et le Mexique

Réseau allemand pour les droits de l’Homme au Mexique

Jass – Just Associates

Mexiko Forum Schweiz

OMCT – Organisation mondiale contre la torture

Brigades de Paix Internationales – Mexique

 

(1) Voir l'action urgente publiée par le Centre Tlachinollan de défense des droits humains. 

(2) 

(3) La clause démocratique est une disposition incluse dans un accord économique ou de coopération, qui vise à garantir un cadre de protection des droits de l’Homme, de la démocratie et de l’Etat de droit entre les différentes parties. En cas de non-respect des principes essentiels de l’accord (c’est-à-dire l’Etat de droit et les droits de l’Homme), la clause démocratique permet de suspendre (totalement ou partiellement) l’accord, voir d’y mettre fin. 

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